51

Sutton flottait dans un océan de lumière et, très loin, il entendait le bourdonnement de machines au travail, de petites machines affairées qui le disséquaient de leurs fins doigts de lumière exploratrice, et d’obturateurs qui cliquetaient, et la bande sensible qui passait comme un trait d’argent bruni entre les bobines… Disséquant et pesant, sondant et mesurant… n’oubliant rien, n’ajoutant rien. Un enregistrement fidèle non seulement de lui-même mais de chacune des particules de lui-même, de chaque cellule et de chaque molécule, de chaque ramification nerveuse et de chaque fibre musculaire.

Et de quelque part ailleurs, très loin aussi, d’un lieu au-delà de l’océan de lumière qui le baignait, une voix disait un mot et le répétait indéfiniment.

« Traître… traître… traître. »

Un mot sans point d’exclamation. Une voix sans emphase. Un mot brutal.

D’abord une voix l’avait crié, puis une autre s’y était jointe, puis une foule, et finalement ce fut une multitude rugissante, et le bruit et le mot grossirent jusqu’à devenir un monde de voix qui hurlaient le mot. Hurlaient le mot jusqu’à ce qu’il n’eût plus aucune signification, qu’il ait perdu toute espèce de sens et soit devenu un bruit indéfiniment répété.

Sutton voulut répondre. Mais il n’y avait pas de réponse ni aucun moyen de répondre. Il n’avait pas de voix, car il n’avait pas de lèvres ni de langue ni de gorge. Il n’était qu’une entité qui flottait dans l’océan de lumière et le mot continuait, sans jamais changer… sans jamais s’arrêter.

Mais derrière le mot, au-delà du mot, il y avait d’autres mots non prononcés.

« Nous sommes ceux qui ont battu le silex et allumé le premier feu construit par l’Homme. Nous sommes ceux qui ont chassé les bêtes des cavernes et qui en ont pris possession, afin d’y créer la première ébauche d’une culture humaine. Nous sommes ceux qui ont peint d’impressionnants bisons sur les parois cachées, travaillant à la lumière de lampes dont la mèche était faite de mousse et où la graisse tenait lieu d’huile. Nous sommes ceux qui ont cultivé le sol et domestiqué les graines afin qu’elles poussent sous notre main. Nous sommes ceux qui ont construit de grandes cités afin que les nôtres puissent vivre ensemble et accomplir les grandes choses qu’un petit groupe n’aurait même pas pu tenter. Nous sommes ceux qui ont rêvé des étoiles. Nous sommes ceux qui ont maîtrisé l’atome par la puissance de nos intelligences.

« C’est notre héritage que vous dissipez. Ce sont nos traditions que vous livrez à des créatures que nous avons faites, que nous avons façonnées grâce à l’habileté de nos mains et à l’acuité de nos intelligences. »

Les machines continuaient de cliqueter et la voix hurlait toujours le même mot.

Mais une autre voix s’élevait tout au fond de l’être indéfinissable qu’était Asher Sutton, une faible voix…

Elle ne prononçait aucun mot, car il n’y avait pas de mot qui correspondît à la pensée qu’elle exprimait.

Sutton lui répondit :

— Merci, Johnny. Merci beaucoup.

Et il fut étonné de pouvoir répondre à Johnny alors qu’il ne pouvait répondre à tous les autres.

Les machines poursuivaient leur cliquetis.